Entre innocence et culpabilité (Genèse 20.1-18)

Bonjour, je m’appelle Ebed-Melek. Mon nom signifie serviteur du roi. Pendant de longues années, j’ai servi le roi Abimelec, roi de Guérar. Aujourd’hui, je suis au service d’un homme de Dieu appelé Abraham. Je vais vous raconter mon histoire et comment ma vie a basculé du jour au lendemain.

À l’époque, j’étais le serviteur le plus proche du roi Abimelec. À vrai dire, je n’étais pas uniquement son serviteur, j’étais aussi son confident. Le roi me disait tout et il m’introduisait dans tous les lieux où il se rendait. Il se permettait de me dire tout ce qu’il pensait, il me faisait part de tous ses questionnements. Il n’avait aucune crainte que cela ne s’ébruite, tout simplement parce que je suis incapable de parler. En effet, je ne peux pas parler, car je suis un chameau, le chameau du roi.

Avant de vous raconter mon histoire, laissez-moi vous donner quelques informations sur nous, les chameaux.

Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, nous sommes capables de comprendre votre langage humain. Il suffit de passer quelques mois parmi vous et nous apprenons votre vocabulaire. À l’inverse, la plupart des humains ont du mal à nous comprendre. En plus d’être capables de vous écouter, nous sommes aussi capables de ressentir ce que vous ressentez, que ce soit de la joie, de la peur, de l’inquiétude ou de la tristesse. Vous aurez beau le cacher, nous les chameaux, nous savons faire la part des choses. Les chameaux connaissent bien leur maître, et ils connaissent aussi leur créateur. Lorsqu’il se manifeste, nous pouvons le percevoir. Normalement, les humains aussi peuvent voir et entendre Dieu d’une certaine façon, mais en général, ils n’y font pas vraiment attention. Maintenant que vous en savez un peu plus sur nous, voici mon histoire.

Tout a commencé le jour où des étrangers sont venus séjourner chez nous, à Guérar. Le chef de toute cette tribu se faisait appeler Abraham. Il était âgé et il était accompagné d’une très jolie femme, elle n’avait plus toute sa jeunesse, mais son charme ne passait pas inaperçu. Elle se présentait comme la sœur du vieil homme. J’ai tout de suite remarqué que ces gens-là n’étaient pas nets. Cet homme, Abraham, nous cachait quelque chose. Ce genre de combine, je le repère de loin. Mon intuition s’est confirmée lorsque j’ai surpris ses chameaux parler entre eux. Ils n’arrêtaient pas de répéter : « ça va recommencer, ça va recommencer ». En plus, ils avaient un accent, mais je ne saurais pas dire lequel. Lorsque je les croisais dans la rue, ils me regardaient l’air de dire : toi, tu ne sais pas ce qui t’attend. Mais qu’est-ce qui allait recommencer ? Ces gens-là allaient-ils nous capturer ? Nous faire du mal ? Manifestement, Abraham et sa sœur ont déjà vécu une situation similaire, mais où ? Quand ?

Je ne pouvais pas rester sans réponse, j’ai donc mené une enquête. J’ai réuni tous les chameaux du palais royal, je leur ai expliqué la situation, en leur demandant de bien observer ces étrangers et de faire attention à chaque détail. Voici ce que j’ai pu découvrir :

  • Les chameaux d’Abraham ont bien un accent, ils viennent d’Égypte. Ce qui est étrange, c’est que cet homme n’a pas du tout l’air d’un Égyptien.
  • Ces chameaux ont une démarche particulière, effectivement, nous avons découvert qu’ils n’ont pas été dressés par de simples habitants, ils ont été dressés dans la cour du Pharaon.
  • Abraham a donc acquis des chameaux qui appartenaient au Pharaon.
  • Comment a-t-il pu obtenir autant de biens de la part de l’homme le plus puissant d’Égypte ? Les a-t-il attaqués ? Les a-t-il volés ?

Plus j’y pense, moins cet homme m’inspire confiance. Il m’a tout l’air d’un bandit, d’un fugitif. Effectivement, pourquoi n’est-il pas auprès de sa famille ? Il a dû commettre des actes répréhensibles et on l’aurait chassé de son peuple. Ces chameaux du pharaon sont devenus la propriété d’Abraham, c’est certainement cela qui risque de recommencer ! Je risque de me faire enlever, moi et mes collègues ! Découvrant cette manigance, j’ai tenté d’avertir le roi par tous les moyens, mais il n’a rien remarqué, il n’a rien compris, il était trop aveuglé par cette femme, Sara. Il ne parlait que d’elle. Très vite, il la fit venir dans son palais pour l’épouser. Peut-être était-ce le plan d’Abraham, que sa sœur s’introduise dans le palais pour nous espionner ?

Ce jour-là, alors que la nuit tombait et que mon maître était dans sa chambre avec sa nouvelle femme, j’ai soudainement été réveillé et j’ai senti comme un vent et une chaleur qui descendait du ciel jusque dans la chambre du roi. Cette présence divine est restée quelques minutes, puis elle s’est dissipée. Que s’est-il passé là-haut, à l’étage ? Les autres animaux qui étaient avec moi dans l’étable furent aussi réveillés par cette sensation étrange. Nous nous demandions tous ce qui était arrivé au roi, mais nous ne pouvions rien savoir avant le lever du jour. Ce soir-là, nous avions tous eu du mal à nous rendormir.

Le lendemain matin, le roi Abimelek était troublé, embarrassé et en colère. Dieu lui était apparu dans un rêve en lui annonçant qu’il allait mourir à cause de la femme qu’il avait enlevée, car c’est la femme d’Abraham. Cette annonce m’a déconcerté. Mon maître a agi en toute innocence ! Comment Dieu peut-il  menacer de punir le roi alors qu’il n’était au courant de rien ! Heureusement, ce que j’ai appris par la suite m’a rassuré.

Dieu lui est apparu non pas pour le punir, mais pour l’avertir et lui éviter d’avoir des relations conjugales avec une femme mariée à un autre homme. Abimelec pourra donc sortir indemne de cette histoire, si du moins, il rend la femme à son mari, ce qu’il fera de suite m’a-t-il dit. Il y a quand même une chose que je ne comprends pas dans cette histoire : pourquoi Dieu ne punit pas ce vieil homme qui nous a menti et qui a failli causer la perte de mon maître ? Qu’est-ce que cet homme a de si spécial aux yeux de Dieu ? Après tout, tout est de sa faute, il aurait pu dire toute la vérité au lieu de la dissimuler, c’est lui le vrai coupable, et non pas mon maître.

Arrivé chez Abraham, mon maître était furieux, il a demandé des explications : «Qu’est-ce que tu nous as fait? Quel péché ai-je commis contre toi pour que tu fasses venir sur moi et sur mon royaume un si grand péché? Tu as commis envers moi des actes qui ne doivent pas se commettre. Quelle intention avais-tu pour agir ainsi ? »

Abraham s’est alors expliqué : il pensait qu’il n’y avait aucune crainte de Dieu dans notre région et il avait peur qu’on le tue pour prendre sa femme. Il nous a aussi expliqué qu’il ne nous avait pas vraiment menti, puisque sa femme est aussi sa demi-sœur. Mais il demandait à sa femme de se présenter uniquement comme sa sœur, par crainte d’être tué dans les villes où il passait.

Elle était effectivement très belle, mais mon maître n’aurait jamais tué Abraham pour avoir sa femme. Quelle idée de penser qu’il n’y a aucune crainte de Dieu en dehors de sa tribu ? Et comment cet homme peut-il se prétendre serviteur de Dieu ? Ne devrait-il pas avoir confiance plutôt que d’inventer des subterfuges pour se protéger ? Abraham n’est peut-être pas un bandit, mais il ne m’inspire pas plus confiance.

Du coup, tout commence à s’éclairer, Abraham aurait fait la même chose en Égypte. Dieu a dû demander au Pharaon de lui rendre sa femme. Le pharaon aurait ensuite donné des animaux à Abraham pour le dédommager. Le temps que cette idée traverse mon esprit, mon maître me prit pour m’amener auprès d’Abraham. C’est ainsi que j’ai changé de propriétaire et que je suis devenu le chameau d’Abraham. Abimelek a voulu prouver son innocence en offrant des biens et des animaux au vieil homme, j’en faisait partie… C’est à ce moment-là que ma vie a changé, mais rassurez-vous, aujourd’hui, je ne peux pas dire que je suis malheureux, au contraire. J’ai beaucoup appris aux côté de mon nouveau maître.

Avant, je me demandais pourquoi Dieu laissait un menteur impuni, comme Abraham. J’ai maintenant compris que le but de Dieu n’était pas de punir les humains, mais de les rapprocher de lui. Il ne laisse pas le péché impuni pour autant, car il est juste. Mais il est patient et sa justice interviendra en son temps. Je dois dire qu’au début, Abraham ne m’inspirait pas confiance, mais quand je l’ai vu prier pour mon ancien maître, il est remonté dans mon estime. En fin de compte, Abraham est un bon maître qui progresse dans sa foi jour après jour, car Dieu a eu la patience de lui apprendre ce qu’est la confiance. Manifestement, Dieu a un plan spécial pour lui : sa femme est enceinte, l’enfant qu’elle porte est appelé « l’enfant de la promesse ». J’ignore si j’assisterai à la réalisation de cette promesse, mais j’envie ceux qui verront le plan de Dieu se réaliser.

De mon côté, ma nouvelle vie mon convient très bien. Évidemment, ce n’est pas tous les jours facile, car dans mon travail, je dois souvent côtoyer d’autres chameaux, je dois faire des efforts pour bien m’entendre avec ces chameaux égyptiens. La vie en communauté est parfois difficile, on repère assez vite les défauts des autres. Les chameaux égyptiens sont têtus et orgueilleux, ils pensent avoir toujours raison, ils ont le don de m’agacer. Mais Dieu a exercé sa patience et sa bonté envers Abraham, ne devrais-je pas faire de même avec mes semblables ?

Christian Huy

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